« Nous voulons faire de Tilly la nouvelle Scarlett Johansson ou la nouvelle Natalie Portman ». La présentation de Tilly Norwood, actrice intégralement virtuelle générée par le studio Xicoia / Particle6, fait beaucoup de bruit dans le monde du cinéma. Les professionnels s'inquiètent (logiquement) face à cette nouvelle incursion de l’IA dans les métiers artistiques, déjà en quête d’un agent pour la représenter.
Sa créatrice Eline Van der Velden - elle-même… scénariste et comédienne ! - tente de calmer la fronde et de rassurer. En parlant simplement d’un « nouvel outil » susceptible d’offrir « une autre manière d'imaginer et de créer des histoires » et qui « ne pourra jamais remplacer l'art et la magie de la performance humaine » (Variety). Elle pense toutefois que les spectateurs sont déjà prêts à accepter des idoles virtuelles : « Le public ? Il se soucie de l'histoire, pas de savoir si la star est en vie. »
Depuis quelques jours, actrices, acteurs et syndicats (SAG-AFTRA à Hollywood, Equity au Royaume-Uni) manifestent avec de plus en plus de bruit leur désaccord et leurs inquiétudes face à cette innovation. Ils dénoncent non seulement le risque de remplacement et de précarisation des comédien.nes dans le futur, mais aussi l’absence de transparence (et de rémunération) sur les sources humaines ayant nourri cette création.
« Ce personnage n'a aucune expérience de vie, aucune émotion, et d'après ce que nous avons constaté, le public n'est pas intéressé par des contenus générés par ordinateur, déconnectés de l'expérience humaine », explique la SAG-AFTRA dans un communiqué. « Cela ne résout aucun problème ; au contraire, cela crée le problème de l'utilisation illégale des performances d'acteurs pour les priver de travail, menaçant ainsi leurs moyens de subsistance et dévalorisant le talent artistique humain. »
Ce débat majeur risque d’alimenter les discussions dans les semaines et mois à venir, alors que les outils IA (de création graphique et vidéo notamment) se développent et s’améliorent à vitesse exponentielle. Et comme souvent dans la science-fiction, le cinéma nous avait déjà sensibilisé à la question. La preuve avec cinq œuvres visionnaires retenues par JustWatch, qui ont un écho bien différent aujourd’hui.
Final Fantasy : les créatures de l'esprit (2001)
En 2001, les studios Square Pictures dévoilent Final Fantasy : les créatures de l’esprit. Sous la houlette de Hironobu Sakaguchi, créateur de la franchise culte de jeux vidéo, le long métrage nous entraîne en 2065 sur une Terre envahie de créatures fantomatiques que la scientifique Aki Ross tente d'éradiquer, aidée d’une escouade de soldats. A sa sortie, le film divise. Les fans de la saga n’y retrouvent pas l’univers magique et les monstres qu’ils apprécient, l’histoire optant pour une science-fiction plus classique. Les amateurs d’animation, eux, n’adhèrent pas à la prestation froide des interprètes en pixels. On découvre néanmoins un spectacle inédit (c’est la toute première production animée photo-réaliste de l’histoire), à rapprocher dans sa démarche de Beowulf (2007) ou des animé Starship Troopers (2017) et Resident Evil (2008), et dans son univers deAppleseed (2004) ou Oblivion (2013).
Mais pourquoi faire figurer Les Créatures de l’esprit dans cette liste ? Tout simplement parce que l’idée initiale, au-delà du récit en lui-même, était d’introniser Aki Ross (doublée par Ming-Na Wen) comme la première star virtuelle. Pour la promotion du film, elle « pose » d’ailleurs en bikini en page centrale de magazines masculins ! Et dans la foulée, ses créateurs l’imaginent comme la vedette récurrente des productions du studio, au-delà du cadre de la franchise Final Fantasy. La sensation de « uncanny valley » (ou « vallée de l'étrange ») provoquée par ces protagonistes pas tout à fait humains, ainsi que l’énorme échec du long métrage au box-office - qui mènera d’ailleurs à la fermeture de Square Pictures - mettront un terme à cette ambition. Mais dès 2001, on y pensait déjà.
S1m0ne (2002)
L’année suivante, le visionnaire Andrew Niccol, réalisateur-scénariste de Bienvenue à Gattaca (1997) et scénariste de Truman Show (1998), dévoile S1m0ne (2002). Si le film est moins bien reçu que ces deux précédentes claques, il a le mérite d’adresser avec vingt ans d'avance le dilemme généré par la création de Tilly Norwood. On y suit un réalisateur en difficulté (Al Pacino), planté par son actrice principale en plein tournage, qui trouve LA solution à son problème dans un logiciel de pointe : créer en secret une comédienne virtuelle. Seulement, il n’avait pas prévu que Simone deviendrait une star planétaire…
A la fois léger et cynique, le long métrage est avant tout une fable grinçante sur Hollywood et le star-system. Tel un Dr. Frankenstein 2.0, notre cinéaste voit sa créature lui échapper, au point de s’entendre répondre, alors qu’il hurle qu’il a fait Simone… que c’est Simone qui l’a fait. Très en avance sur son temps, S1m0ne a été un film précurseur pour Her (2013) ou Ex Machina (2015). Il peut cependant diviser car écartelé entre plusieurs genres : la comédie quand Al Pacino cherche à dissimuler son énorme supercherie, la satire du microcosme hollywoodien, la science-fiction tirant le fil de Programmé pour tuer (1995)… Il est cependant à voir pour cet aspect visionnaire. Et personnellement, alors que j’ai interviewé Rachel « Simone » Roberts au Festival de Deauville à mes débuts de journaliste cinéma, c’est très étrange de voir un tel postulat devenir réalité avec Tilly Norwood.
Le Congrès (2013)
En 2008, le monde de l'animation reçoit de plein fouet la claque Valse avec Bachir, introspection cauchemardesque au cœur de la mémoire et de la Guerre du Liban. Son réalisateur Ari Folman revient cinq ans plus tard avec Le Congrès (2013), adapté du roman de Stanislaw Lem. Il est aussi question ici de création virtuelle alors qu’une actrice accepte que son image, sa voix et ses émotions soient scannées et utilisées par un grand studio pendant vingt ans en échange d’un juteux contrat. En signant, elle consent à ne plus jamais exercer son métier et à disparaître, avant de revenir comme invitée d’honneur d’un congrès technologique célébrant l’avènement d’un monde virtuel…
La grande force du long métrage, c’est son mélange entre animation et prises de vues réelles, où Robin Wright joue son propre rôle. Comme une mise en abîme d’un système avide de prolonger ad vitam l’existence de ses icônes. L’acteur cesse alors d’être un être humain pour devenir un personnage utilisable à loisir. Un postulat pas si éloigné de cas récents, comme la résurrection de Peter Cushing dans Rogue One (2016) ou le contrat signé par James Earl Jones avant sa mort pour que sa voix continue à incarner Dark Vador dans l’univers Star Wars. Au-delà du fond, qui aborde la perte d’identité, la marchandisation de soi et le rapport au virtuel, le résultat, très différent de Valse avec Bachir, peut surprendre avec deux approches visuelles très distinctes et une animation onirique, métaphorique et surréaliste (voire chaotique), dans la même veine que A Scanner Darkly (2006) ou Paprika (2006).
Belle (2021)
« Bienvenue dans le monde de U… » Dans cet univers virtuel aux possibilités infinies, chacun.e peut être qui il/elle veut. Suzu, une adolescente complexée et marquée par la disparition de sa mère, y prend les traits de Belle, propulsée grâce à ses chansons en icône musicale aux 5 milliards de followers. Si cette gloire soudaine bouleverse sa vie, l’obligeant à mener de front deux existences totalement opposées entre monde réel et monde digital, sa rencontre avec un mystérieux avatar surnommé La Bête va l’entraîner dans une relation inattendue.
Nouveau bijou animé de Mamoru Hosoda (La Traversée du temps, Les Enfants Loups), le film est évidemment une variation musicale et interconnectée de La Belle et la Bête qui revisite certains éléments incontournables du conte (le château abandonné, la danse dans la salle de bal…). Au-delà de ça, Belle interroge la notion d’idole virtuelle, puisque même si Suzu la dirige en coulisses, son avatar est la vedette incontournable de U au point d’avoir presque une existence propre aux yeux de ses fans. Avec l’adoration et les dérives que cela peut entraîner dans la « vraie vie ». Le résultat rappelle notamment l’univers de Summer Wars (2009) ou Ready Player One (2018) et le sujet des anime Idol Memories (2016) et Miss Monochrome (2013-)... avec une pointe du phénomène K-Pop Demon Hunters (2025) pour les scènes musicales (chantées par Louane en VF).
Black Mirror : Hôtel Rêverie (2025)
Oui, je sais. Hôtel Rêverie n’est pas à proprement parler un film, mais le troisième épisode de la saison 7 de Black Mirror (2011-) lancée en avril 2025 sur Netflix. Mais je le vois personnellement comme un « mini-film », comme tous les segments génialement glaçants qui composent cette anthologie d’ailleurs, qui interroge notre rapport aux nouvelles technologies. Pour le dire autrement, cette série est un peu comme une version 3.0 de La Quatrième Dimension (1959-1964) dont chaque chapitre ouvrait notre imaginaire, tel un recueil de nouvelles cinématographiques.
Dans Hôtel Rêverie, on accompagne une comédienne (Issa Rae) dans une simulation virtuelle censée recréer l’univers d’un classique du 7e Art des années 40 en donnant une existence propre aux personnages, afin d’en faire un remake high tech. Suite à un incident informatique, elle va découvrir que sa partenaire (Emma Corrin) a désormais une conscience qui lui est propre, au point de sortir du scénario et d’entamer une relation amoureuse avec elle. Là encore, la frontière entre réel et simulation se floute, comme l’avait fait le méconnu mais passionnant Passé Virtuel (1999) ou la série Westworld (2016-2022). Côté esthétique, les cinéphiles apprécieront l’hommage à l’esthétique rétro de Casablanca (1943) et Brève Rencontre (1945).










































































































